Le palais de nos chimères. (Eira)

Des effluves de sueur et de sang flottaient dans l'air tiède du soir. Les poings d'Haaken, qui n'étaient pourtant plus de prime jeunesse, s'étaient entêtés à tâter de leurs phalanges les mâchoires trop carrées des jeunes coqs trop orgueilleux venus en nombre. S'il n'était plus aussi vif qu'autrefois, le Montaigu possédait toujours néanmoins cette force de frappe qui en laissait plus d'un sur le cul. Un direct du gauche qui se chargeait de calmer tous ces petits Mohamed Ali en herbe, jusqu'à en décourager quelques uns. Mais pourquoi se battaient-ils, sinon pour le plaisir fugace de voir l'adversaire tomber au sol et esquinter sa fierté dans le même geste ? Haaken n'avait pourtant rien d'une brute épaisse, et il n'adulait pas la mort ou quelque autre divinité assoiffée de sang. Pourtant, dans toute cette violence sans haine se cachait à ses yeux une sérénité salvatrice. Quelque chose de beau, tapi au sein du chaos et de la douleur de l'instant présent. Haaken s'était mangé plusieurs sales coups, c'est vrai, et il n'était pas de plomb. De chair et d'os, comme les autres. Alors que le type qu'il venait de mettre au tapis lui assénait une tape bon enfant dans le dos, le Montaigu s'exilait dans un coin de l'entrepôt, t-shirt et veste en cuir sous le bras. Son épiderme commençait déjà à afficher les fanions de sa victoire, des hématomes timides qui le lendemain tapisseraient sa peau tels un arc-en-ciel doux-amer. Haaken, lui, il avait juste envie d'une clope. Il rejoignit son frère d'arme qui avait mené une danse similaire à la sienne quelques instants plus tôt. Étaient-ils trop vieux pour ces conneries ? Peut-être bien, peut-être pas. Ils y retourneraient de toute manière, à un moment ou un autre. Ils étaient faits pour ça, eux. Pour donner des coups et rendre au centuple ceux qu'ils se prenaient. Une mécanique vieille comme le monde que leurs phalanges escarpées supportaient tant bien que mal. Haaken tira son paquet de cigarettes de la poche de son blouson et en piocha une entre ses lèvres. Au même moment, il sentit quelque chose couler le long de sa tempe. L'instant d'après, une goutte de sang lui tombait sur le dos de la main. « Merde, » grinça-t-il d'une voix étouffée par sa cibiche, toujours coincée entre ses lippes. Le coup qu'il s'était pris à l'arcade. Classique. Haaken tira de son autre poche un mouchoir en coton autrefois blanc, aujourd'hui teinté d'un dégradé de rouges plus ou moins foncés selon les endroits. Il laissa tomber son t-shirt et son blouson à ses pieds le temps d'allumer sa cancérette. Le temps d'inspirer une bouffée de nicotine, de s'encrasser un peu plus les poumons. Une goulée empoissonnée mais qui l'apaisa. Putain que ça faisait du bien. Sortant de son silence de mauvais bougre, il donna un petit coup de coude à Eira. « Il lui reste des dents, au tien ? J'aurai juré l'avoir vu en cracher au moins cinq. » Un sourire fanfaron pour assaisonner le tout, et le voilà parti dans un fou rire. L'accès réveilla un douleur à l'abdomen, un coup reçu dans le ventre, et une grimace assombrit les traits du Montaigu. Son maillot de corps était absolument dégueulasse. Comme lui, de toute façon. Haaken leva les yeux au plafond crasseux de l'entrepôt, tandis que dans son dos résonnaient les premiers cris d'encouragement, signe qu'un autre combat venait de débuter. Haaken ramassa son t-shirt, dont la blancheur contrastait singulièrement avec tout le reste. Il n'eut pas le cœur à l'enfiler. Alors, il tendit sa cigarette à Eira ; un geste tout à fait anodin qu'il ne contrôlait presque plus tant l'habitude de partager ses clopes avec le grand brun s'était ancrée en lui. « Chaque fois que je sors de cet endroit, je me dis que c'est la dernière fois que j'y mets les pieds. Et voilà où j'en suis. Où nous en sommes. » Il fit faire quelques mouvements à son bras droit, qui pendait mollement depuis quelques instants. Pas cassé, mais bien endolori. À cela, il ajouta un petit haussement d'épaules. « Bientôt, on sera bons pour la casse, mon pauvre vieux. » Il disait cela avec une sorte de nostalgie dégoulinante, qui n'avait pas vraiment sa place dans sa bouche, mais qu'il ne pouvait s'empêcher de laisser couler, comme si c'était la bonne chose à dire, au bon moment.