Bleu.
C'était la couleur de la chemise que tu portais sous ton blazer noir le jour des obsèques de papa et maman. La fripe bleue de minuit qui a servi à tarir mon torrent de larmes.
Tu avais vingt-et-un ans ce jour-là, je n'en avais que huit. L'expression de ton visage paraissait sereine en regardant leurs cercueils disparaître sous terre, mais ton coeur se meurtrissait. J'ai senti tes bras trembler lorsqu'ils m'ont enlacée, l'inquiétude qui te glaçait les veines s'est fondue en moi dès l'instant où tu as posé tes mains sur mes frêles épaules.
Tu n'étais pas préparé à un départ aussi précipité.
Tu te sentais comme au bord d'un gouffre sans fond. Faible, désarmé, avec ta foi pour seule alliée.
Pourtant tu as encaissé le choc, la douleur t'a même endurci. Tu as veillé sur moi et tu m'as protégé exactement comme papa l'aurait fait, sans jamais faillir à ton devoir.
Alors tu n'as pas de raison de te sentir coupable.
†
Intégrer la brigade des stups, ça a été comme une résurrection pour toi. Ton boulot te passionnait, tu ne t'arrêtais jamais. Même quand tu rentrais épuisé le soir à la maison, les voyous que tu traquais continuaient de t'obséder. Tu te repassais dans ta tête la séquence de la journée, tu analysais méticuleusement toutes les informations dont tu disposais. Et tu te projetais déjà dans la masse de travail qui t'attendait le lendemain. Je trouvais captivant de t'entendre poursuivre ton investigation en réfléchissant à voix haute pendant que tu me préparais mon repas. Ta mélancolie s'était muée en un enthousiasme à toute épreuve, tu te sentais revivre. C'était ça que tu recherchais. L'adrénaline.
Mais au fil des années, tu as commencé à être moins présent. Tu travaillais sur une affaire complexe.
Au début, ça ne me dérangeait pas. J'étais assez grande pour me débrouiller toute seule.
Ensuite, tu t'es mis à fréquenter des femmes, et à rentrer de plus en plus tard. Ta bouche marquée d'empreintes de rouge à lèvres, tes vêtements embaumés par leur parfum nauséabond. Une nuée de belles salopes qui abusaient de ta gentillesse sans vergogne. À partir de là, j'en ai eu marre du rôle de la fillette sage.
«
Je sors.
- Vêtue comme une pute ? Non. Va te changer. »
Je te gratifiai d'un doigt d'honneur pour te communiquer le fond de ma pensée.
Va te faire foutre, t'es pas mon père.La porte claqua violemment et les murs tremblèrent sous le poids de ma colère.
Tu étais complètement dépassé. Tu ne savais pas quoi faire de moi, tu ne l'avais jamais vraiment su. Parfois, au fond de toi, tu en voulais un peu à nos parents d'être partis si subitement en te laissant une gamine sur les bras, alors que tu aurais aimé vivre ta vie plus librement. Et tu te sentais coupable d'avoir de telles pensées. Tu te demandais ce que papa aurait fait à ta place dans cette situation, sans jamais trouver de réponse.
Cette nuit-là, je me suis laissée submerger par la fièvre de Nightvale, et je suis allée danser du haut de mes escarpins vertigineux, plongée dans les lumières démentes de la ville. Pendant que tu te faisais un sang d'encre. Tu es même venu pour moi, tu m'as cherchée dans toute la ville, alors que je chauffais tous les mecs de la soirée sans même me soucier un seul instant de qui ils étaient. J'ai bu. Je crois que je n'ai pas fait que boire, mais je ne me souviens pas de tout. Mes souvenirs n'étaient plus qu'un vaste brouillard noir et silencieux à mon réveil.
Les jours suivants, je recommençais. Encore et encore. Je ne m'en lassais pas. C'était dans l'obscurité, dans l'ardeur de minuit que mes ailes se déployaient, alors que la lumière du soleil à son zénith me faisait dépérir, fondre comme une poupée de cire.
Et puis, à l'instant même où la première pilule démoniaque a frôlé mes lèvres, Dieu m'a abandonnée.
†
Cela a duré des semaines.
Je rentrais complètement défoncée à la maison, à des heures indécentes, je n'avais même plus conscience de mes propres gestes. Je tenais à peine debout, je m'écroulais dans mes vomissures en admirant les hallucinations qui dansaient au-dessus de ma tête, ondulaient contre les moulures du plafond.
C'était devenu ingérable pour toi. Même quand tu réussissais à me confisquer mes pilules, je trouvais toujours le moyen de m'en procurer d'autres. Tu n'as jamais trouvé le courage de m'en coller une, mais ça te démangeait. Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour me retenir, mais la situation échappait totalement à ton contrôle, et pour cause, cela dépassait de loin le simple caprice infantile.
La drogue m'avait aliénée.
Lorsque j'en étais privée, je hurlais. De toutes mes forces, de toute ma voix. Je te menaçais. Je t'aurais accusé de n'importe quoi pour me débarrasser de toi. Tu pouvais croupir en taule, je m'en foutais.
J'avais besoin de ma putain de came.
Alors tu te réfugiais au fond de la cuisine, tu attendais patiemment que la crise passe. Le ventre noué, le coeur brisé en mille morceaux éparpillés sur le carrelage glacial. Ton appétit s'était évanoui, ta capacité de concentration était proche du néant et tu étais constamment à fleur de peau. Tu montais le son de la télévision à t'en exploser les tympans pour couvrir mes éclats de voix stridents, mais l'idée ne faisait pas l'unanimité dans l'immeuble.
Toc toc. «
C'est bientôt fini ce tapage ? J'appelle les flics si ça continue.
- Je suis flic. Foutez-moi la paix. »
Ça ne te ressemblait pas, cette froideur soudaine. Dieu lui-même ne t'aurait pas reconnu. Ce n'était pas comme cela qu'il t'avait façonné. Mais tout ça, tu ne le supportais plus.
Un jour, la danse macabre s'est brutalement arrêtée.
Évanouis, les papillons mortels qui me faisaient vibrer.
†
Je grimpai maladroitement l'escalier de l'immeuble mais les marches se dérobaient une à une sous mes pieds de plomb. Un de mes escarpins s'était brisé en chemin, le maquillage de mes yeux ruisselait sur mes joues creuses et ma robe carmin, froissée, déchirée avec hargne. Mes mains tâchées de sang glissèrent sur la rambarde, mon souffle se coupa, la douleur insoutenable entre mes cuisses m'empêcha d'exécuter un pas de plus. Comme une poupée désarticulée, je perdis mon équilibre et je m'écroulai dans tes bras, sans même t'avoir vu arriver. Je n'avais pas besoin de lever les yeux pour voir ton visage, j'aurais reconnu ton odeur et la chaleur de ton étreinte entre mille.
Je n'avais pas l'argent que je lui devais.
Il m'a fait payer à sa manière.
Je n'avais plus la force de lutter, alors je te balançai l'adresse du dealer sans broncher. Ton sang ne fit qu'un tour.
Une heure plus tard, tu étais devant sa porte restée entrouverte, tu t'engouffrais dans l'antre du monstre avec la rage au ventre. Tu te laissas guider par les tâches de sang sur la moquette poussiéreuse, et au bout du couloir étroit dont les murs effrités empestaient le cannabis, le canon de ton arme à feu embrassa la nuque tatouée de mon effroyable bourreau. La morsure glaciale lui arracha un sursaut. Il ne t'avait pas vu venir, il ne s'attendait pas à ce que je le trahisse, persuadé que mon âme lui était acquise. T'as eu de la chance, la hyène aurait pu t'accueillir avec l'AK-47 planqué dans le placard à balais.
L'envie de vider ton chargeur à l'intérieur de son crâne de fils de putain te brûlait les doigts.
Mais tu es incapable de tuer, Nate. Dieu ne te le pardonnerait jamais.
Non,
tu ne te le pardonnerais jamais.
Tu t'en es sorti, et tu l'as jeté au trou cet enfoiré, non sans y laisser des plumes. Le nez fracassé. L'arcade sourcilière éclatée. Quelques côtes broyées. Des morceaux de verre incrustés dans ta peau, ici et là. Ça aurait été tellement plus simple de lui coller une balle entre les deux yeux, mais t'as trop de foutus principes.
Écrasée, l'abeille malveillante qui bourdonnait dans mes oreilles depuis si longtemps.
Mais personne ne connaîtra la paix tant que la ruche ne sera pas éradiquée.
Tes plaies se refermeront, tout comme les miennes.
Mais jamais tu n'oublieras cette laideur, celle du vrai visage des rédempteurs.