A ton aise habituelle. Tes baskets roses posées sur le comptoir de la réception. Les doigts qui pianotent sur ton téléphone. Ton ordinateur est en veille, tu cherches même pas à bouger la souris pour faire genre que tu travailles. Tu sais très bien que le patron ira pas regarder ce que tu fais. Tant que les gens paient leur passage et que tu fais tes heures, il s'en bat les couilles. Et toi aussi d'ailleurs. Tant que tu reçois ton chèque, tu demandes rien d'autre, tu fais rien d'autre. Le minimum syndical. Cette fois, tu t'es pas fait avoir, t'as ramené ton chargeur avec toi. Dans le hall, aucun bruit qui résonne contre les murs à part celui de ton jeu. Tu deviens vraiment dépendante à n'importe quoi, ça en devient presque ridicule. Comme si t'avais besoin de ça pour vivre, comme si c'était vital. On dirait que tu peux pas exister sans avoir besoin d'être reliée en permanence à quelque chose. T'entends le carillon tinter, tu relèves tes iris marron de ton écran. Visage familier, client habituel du motel. Tu le vois passer toutes les semaines avec une pute différente. Il a son ardoise, sa chambre préférée. Derrière lui, une jolie blonde. Une gamine, comme quoi. T'as un pincement au cœur quand tu la vois passer. Elle est comme un flashback qui vient taper à l'arrière de ton crane. Quelques mois en arrière, c'était toi qui déambulais dans cette situation. A l'abri dans ton lupanar, que tu croyais. T'écartais les cuisses sans faire la moindre distinction, tant que t'avais tes billets au final. Tu pensais que ça durerait qu'un temps. Qu'en quelques semaines, t'aurais eu assez pour vivre normalement. Qu'est-ce que tu pouvais être conne putain. T'a passé presque trois années de ton existence à gagner ta vie sur le dos. T'en as tiré quoi de tout ça ? Une certaine expérience certes, jonchée d'une addiction malsaine à la poudre des Capulet. Piégée par une gueule d'ange. Parfois, tu te surprends à t'interroger sur son sort. T'as plus jamais revu ce sourire enjôleur une fois les Montaigu dans la place. T'as jamais su son nom, t'as jamais cherché à le connaitre. C'était le favori, tout simplement. Tu saurais pas dire si tu t'étais attachée à lui ou pas. Tu suis du regard le couple dépareillé. Aucun jugement dans tes yeux ; tu connais trop cette situation pour avoir la moindre remarque. Ils passent, puis de nouveau, t'es concentrée sur ton téléphone. Plus aucune pensée pour la gamine qu'est en train de s'faire défoncer à l'étage. Y'a les minutes qui passent, beaucoup trop lentement à ton goût. Tes pupilles arrêtent pas de se poser sur la vieille horloge au tic tac assourdissant. Tu lâches ton portable en un soupir, la tête en arrière sur ta chaise. Et le carillon qui résonne encore. Tu sursautes, tu manques de tomber. Haaken. T'arrives pas à réprimer un rire. « T'es con, tu m'as fait peur. » Tu retires tes pieds du comptoir, remplacés par tes avants-bras. Nouveau regard vers la pendule. A peine 13:00. Tu hausses un sourcil en la direction du Montaigu. « T'es en avance ? » Nouvelle vérification, sur son portable cette fois. Les mêmes chiffres. Tu vas pas forcément chercher à t'en plaindre, n'importe quoi pour te sortir de cet ennui mortel. Frapper quelque chose te parait être soudainement le hobby le plus agréable au monde. « Techniquement, je termine pas avant trente minutes. J'peux toujours me barrer, mais limite ça m'arrangerait qu'on fasse un peu de rhétorique ici, juste le temps que ma journée soit terminée. » Ton regard interrogateur planté sur son visage, t'espères une réponse positive. Tu t'es déjà tirée en avance deux fois cette semaine.
Il n'avait rien avalé de la journée. Nada. L'estomac grondait et l'animal, mal luné, promenait autour de lui un regard ombrageux ne présageant rien de bon. Comme une bombonne de gaz dans l'âtre d'une cheminée, l'homme menaçait d'imploser à chaque instant, animé d'une rage latente, sous-jacente, et dont les raisons d'être étaient tout à fait inconnues du principal concerné. Il y avait simplement des matins où il émergeait du sommeil avec le sentiment d'en vouloir à la terre entière, l'impression que la moindre petite contrariété qu'il pouvait rencontrer avait été posée expressément sur son chemin par une quelconque force obscure. Alors l'homme, déjà taciturne de nature, se retranchait dans un silence de vieux grincheux, ignorant les bonjours des passants et les courbettes des galeux en quête de pardon divin. Sa sempiternelle clope entre les lèvres, le colosse traçait sa route sur les trottoirs recouverts d'immondices. Pas peu fier de ce qu'il considérait comme sa propriété mais qui en fait ne l'était pas vraiment. Mais le serait. Peut-être. Un jour. Bientôt. Haaken poussa les portes du Mermaid Hotel entre deux gargouillis stomacaux, obsédé par cette faim qui lui tiraillait le bide. Le lieu dans lequel il venait de pénétrer concernait un tout autre type d'appétit, et il braqua son regard céruléen sur le petit animal confortablement installé, les pieds flanqués sur le comptoir d'une réception crasseuse et mal éclairée. Plongée dans la lecture d'il-ne-savait-quoi sur son téléphone portable, la métisse ne l'avait pas vu arriver. Le Montaigu, lui, écrasa sur la sonnette sa patte lupine dans un geste dénué de la moindre élégance. Le petit animal sursauta sur sa chaise, et les foudres oculaires de la jeune fille s'abattirent sur lui. En avance ? Haaken regarda sa montre, comme d'autres regarderaient leur smartphone. « Non, » répliqua-t-il sur un ton qui se voulait à la fois ferme et bienveillant, tout en plongeant son regard dans celui de Nolan. Il n'aimait pas le Mermaid Hotel. Il était beaucoup plus grand que le Bacchanale, certes, mais beaucoup moins raffiné, aussi. S'il était venu ici, c'était pour elle et rien d'autre. Il désigna la sortie d'un mouvement du menton avant de reprendre : « On se tire d'ici. Si tu connais un endroit dans le coin qui fait de la bouffe acceptable, alors j'invite. » Il lui tourna le dos, n'attendant pas sa réponse et sortit de l'immeuble avec une moue de bête prête à mordre. Son ventre lui réclamait un festin et il espérait que la jeune Farrier lui en fournirait un.
Non qu'il te dit, tout simplement. Et pourtant, tu mettrais ta main à couper que t'as raison. T'as au moins le temps de finir ta journée d'habitude. Là, il te laisse pas le choix. Tu veux le questionner, mais tu gardes tes interrogations pour plus tard, tu veux pas lui sauter dessus alors qu'il vient seulement d'arriver. De nouveau, tu regardes l'heure, comme si les minutes allaient passer plus vite, comme par magie. Tu parles, les aiguilles ont à peine bougé. T'as un peu le cul entre deux chaises là. T'as peur de perdre ton boulot, parce que tu serais pas foutue de faire la seule chose qu'on te demande. Mais t'attends qu'une chose, c'est de partir avec Haaken, c'est d'aller boire ses paroles et ses conseils. Parce que tu veux avoir l'air parfaite à ses yeux, parce que tu veux qu'il soit fier de toi. Tu veux être la meilleure Nolan, tu veux tellement son estime. T'as jamais autant fait attention au jugement de quelqu'un que celui du Montaigu. Alors tu soupires, et tu hoches la tête, silencieusement. T'as personne pour finir ton service, et de toute manière, le temps que quelqu'un arrive, il sera déjà trop tard et Haaken se sera tiré sans toi. Cette fois, il te laisse pas le temps de répondre. Il aime pas cet endroit, tu le sais très bien. Mais c'est les seules personnes qu'on accepté de t'engager, le seul boulot que t'as trouvé sans avoir besoin d'écarter les cuisses. Tu t'retrouves à nouveau seule, et tu soupires, encore une fois. T'attrapes ton sac à dos sous le bureau de la réception, tu quittes ta session et toi aussi, tu te tires, non sans laisser un mot, demandant aux potentiels clients de repasser dans une heure. T'espères simplement que ton boss ne passera pas dans ce court laps de temps. C'est rien, soixante minutes, mais ça peut suffire à te faire perdre ta source d'argent. Tu pousses la porte, ton sac à dos ballant sur ton épaule droite. Premier réflexe, tu sors une clope. Coincée entre tes lèvres, t'inspires, lentement, avant de poser des iris sombres sur Haaken. « Y'a un fast-food par là. » Tu désignes l'enseigne du bout de tes doigts aux ongles laqués, à une centaine de mètres à droite. « Ou bien y'a une petite brasserie familiale un peu plus à gauche. » Ta main qui bouge légèrement en direction du bâtiment situé à peine à vingt mètres de l'antre de la malbouffe. Puis tu hausses les épaules. « C'est comme tu veux, je m'en bats les couilles. » Nouvelle inspiration, nouvelle bouffée de fumer qui fait son chemin jusque dans tes poumons déjà crasseux.
Il avait trop la dalle, Haaken. Il espérait secrètement que Nolan accepte de quitter son poste pour qu'il puisse se remplir la panse, mais le ton sur lequel il lui avait répondu ne laissait guère le choix à la jeune fille. Il fit glisser sur les murs sales son regard céruléen tandis que la métisse rassemblait ses affaires. Son estomac grogna et il commença par sortir de l'hôtel. Si on pouvait appeler ça un hôtel. Mauvais comme la peste, Montaigu s'engagea dans la rue, Nolan sur ses talons. Il jeta sa cigarette à demi-entamée au sol dans une gerbe de fines étincelles, une moue de dégoût au visage. Un fast-food ? Il fronça le nez, obliqua dans la direction désignée par la brune. Nolan lui énumérait d'autres adresses mais il ne l'écoutait plus. La fumée de sa cigarette lui parvint, titillant ses naseaux, et Haaken se retrouva pris au piège entre deux envies imminentes. Une deuxième ? semblait susurrer le cancer qui le guettait, dans l'ombre. Il se tourna vers sa protégée, ses pupilles vinrent de la clope à son visage, puis, au bout de quelques instants, comme s'il s'était résigné à ne pas céder à la tentation de la nicotine qui lui pourrissait déjà les poumons, il répliqua : « Un fast-food, c'est bien. » Il scruta une dernière fois la cibiche entre les lippes de Nolan, puis il se dirigea vers l'enseigne qu'elle lui avait désigné. Poussa les portes, s'effaça pour laisser passer la gamine, puis se dirigea vers la comptoir. Les hôtesses lui firent des yeux ronds, guignant ce faciès qu'elles ne connaissaient que trop bien et dont on leur avait dit de se méfier. Le Montaigu, démasqué, n'en avait toutefois rien à foutre. Il plissait les yeux pour lire les formules, les menus, les boissons. Toute cette lecture réveilla son estomac qui grogna, alors il commanda deux burgers et deux boissons avant de se tourner vers Nolan, ses mains faisant leur propre chemin dans le labyrinthe de ses poches pour sortir des billets. « Prends c'que tu veux, » dit-il. Il attendit qu'elle passe sa commande puis il ajouta, changeant de sujet : « Tu devrais quitter ce trou à rats, putain. Cet hôtel. Viens au Bacchanale. Tu sais que tu y as ta place. » Son regard, qui s'était adouci, témoignait de l'affection qu'il portait silencieusement à l'encontre de la jeune métisse. Elle avait du cran Nolan, et Haaken respectait ça. En outre, il avait une totale confiance en elle, sans se douter de ce qu'elle pouvait trafiquer, ou des doses qu'elle pouvait s'injecter.
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